HAMMAMET

 

consulenza storica di Mattia Feltri

 

 

 

 

 

Infusion - 25 maggio 2018

 

Traduzione in francese di Sara Nussberger

 

Dramma

 

La tragédie, mise en scène par l’auteur et interprétée par Roberto Pensa et Emanuele Carboni, a débuté à Rome le 25 novembre 2008.

Publié par la maison d’édition Sikeliana en 2010, traduit au Mexique par la Secretaría de Cultura de Jalisco en 2016,  « Hammamet » a reçu le Prix Giacomo Matteotti décerné par le Gouvernement Italien en 2011.

 

 

Personnages

 

Bettino Craxi
Narrateur

 

 

Sur la scène, à droite, se trouve le bureau du narrateur, un homme d’environ trente-cinq ans.

À gauche, le bureau de Bettino Craxi dans sa maison de Hammamet, en Tunisie. Personnage d’une soixantaine d’années, grand, corpulent, malade, Craxi est assis sur un fauteuil au style arabisant et porte une veste saharienne. À côté du fauteuil, il y a une petite table avec une carafe, un verre, quelques livres, quelques notes manuscrites, un stylo, un téléphone, un dictaphone et de nombreuses cassettes. Quelque part une fenêtre, au fond une porte. Accroché au mur, le drapeau rouge du Parti Socialiste Italien. C’est une nuit de l’année 1999.

 .

NARRATEUR – Arrêtez de rire. Arrêtez de rire, je vous  prie. Il y a un temps pour rire, et un temps pour penser ;  un temps pour la fureur, et un temps pour la pitié.

 

Craxi a en main le combiné téléphonique.

 

CRAXI – Non, non… (silence) non, ne te fais pas dillusions : c’est fini, ça finit comme ça.

D’ailleurs, il est temps de tracer un bilan, un bilan objectif… (silence) de la politique et de tout le reste. (Silence) Non, écoute, je commence à l’enregistrer tout de suite et demain je te l’envoie. Je le fais transcrire et demain matin je te l’envoie: mets-le de côté, il servira pour après… (silence) pour après. (Silence) Oui, oui, bien sûr, je me soigne. Demain je t’envoie tout. (Silence) Je te laisse, on s’appelle demain. Bonne nuit.

 

Craxi appuie sur un bouton du téléphone.

 

Plus de communications pour aujourd’hui !

 

NARRATEUR – Avant, cet homme était puissant : pendant des années et des années secrétaire du parti socialiste, président respecté du gouvernement… Adulé et contrasté, chassé des chambres du pouvoir… fugitif et persécuté…
Honneur aux vaincus, Bettino !

 

Craxi a en main le dictaphone qu’il a actionné depuis peu.

 

CRAXI – … non, ce n’est pas ce que je veux : il me reste assez de lucidité pour comprendre qu’il est temps de déposer les armes, de me rendre à mon destin et d’essayer de faire un bilan objectif. Maintenant que la vengeance m’est impossible, maintenant que je m’apprête à me retirer, je veux essayer de vous parler sans rancœur, sereinement… (silence) sereinement, autant que mon état puisse me le permettre.
Longtemps, j’ai nourri des sentiments de revanche : pour respirer encore la bataille, pour me sentir encore moi… Ça suffit, à présent je m’adresse à vous tous, non plus et non seulement aux quelques camarades fidèles, mais à tous les italiens et en particulier à ceux qui viendront après.

 

Craxi pose le dictaphone sur la petite table et continue à dicter.

 

Je vous parle de loin, de cette ville de Hammamet qui pour moi représentait le lieu de l’évasion et depuis six ans est, de fait, mon lieu de réclusion. Réclusion aisée, certes, plus confortable que n’importe quelle prison italienne, mais… non, laissons de côté les points les plus controversés : considérez-moi comme un fugitif si vous voulez. Ce qui brûle en moi est autre chose. Ce qui brûle est autre et n’a pas de nom, ou en a trop.

Non, ce n’est pas la solitude qui me pèse. La solitude est la condition naturelle de l’homme politique : parce qu’il doit se méfier par profession ; parce qu’il doit toujours calibrer ses mots pour que personne n’en fasse un usage déformé ; parce que dans le moment dramatique de la décision, on est toujours seul avec soi-même.

Ce qui brûle est le regard de qui te fixait avec admiration et aujourd’hui a du mal à dissimuler la pitié.

À brûler, ce sont certains excès d’inhumanité, d’acharnement sans but. J’espère seulement n’avoir jamais traité personne comme j’ai été traité, j’en aurais honte.

Ce qui brûle est le regret de l’incomplétude, de voir défait ce que j’avais édifié avec peine, de voir anéanti le parti pour lequel j’avais sacrifié toute ma vie…

Ce qui brûle est d’être quelques-uns à payer des fautes qui étaient de beaucoup. Nous, classe dirigeante, pour le meilleur et pour le pire, nous étions le miroir du pays : ce miroir vous l’avez réduit en miette. (Silence) Maintenant, je suis ces miettes.

 

NARRATEUR – Le 17 février 1992, l’administrateur public Mario Chiesa, socialiste, est arrêté à Milan, accusé de concussion. C’est le début de la fin de ladite Première République, du gouvernement de cinquante ans de la Démocratie Chrétienne et de ses alliés mineurs : socialistes, sociaux-démocrates, républicains, libéraux. Dans les mois suivants, les principaux exposants des partis du gouvernement sont mis en examen : certains pour corruption, d’autres pour concussion, d’autres encore pour financement illicite des partis… L’opinion publique prend position pour les magistrats : le destin de toute une classe dirigeante est tracé.

 

CRAXI – La haine, la haine et encore la haine. Ces années ont été celles de la haine et de l’excès. Je l’ai sentie monter la vague de la haine, la vague de la fureur sans retenue. L’euphorie régnait souveraine dans les rues, dans les bars, dans les maisons. Jamais l’on avait vu en Italie une vague de violence verbale aussi véhémente, aussi menaçante, aussi unanime. Les professionnels du lynchage par la presse se sont déchaînés : de nombreux journalistes se sont transformés en commissaires du peuple et ont ébauché de hâtifs procès à sens unique. Des centaines et des centaines de réputations ont été mises au pilon, comme ça, en quelques traits de plume. Incendiaires, fauteurs de troubles, manipulateurs de toute sorte ont eu facile à fomenter la haine sociale. On a favorisé la criminalisation sans distinction de toute une classe politique qui gouvernait : une chasse aux sorcières d’indubitable marque totalitaire. Rapidement, nul n’a plus été intéressé de savoir qui était coupable et qui innocent, nous sommes tous devenus coupables d’être au pouvoir. Les puissants, qui habituellement commettent les oppressions, cette fois les ont subies. On a crié en chœur pour une présumée révolution morale par voie judiciaire. On a établi le principe antidémocratique selon lequel la parole de tout représentant de l’accusation publique était préjudiciellement plus fiable que celle de n’importe quel politique élu démocratiquement. Certains magistrats se sont transformés en chérifs, prétendant et obtenant de dicter au Parlement jusqu’aux lois. De perverses guerres fratricides se sont déchaînées : beaucoup  ont essayé de profiter de la difficulté des amis les plus proches pour en prendre la place… La haine, la haine, et encore la haine.

 

NARRATEUR – Bettino Craxi, dans certains discours passionnés au Parlement, défend les raisons de la classe politique du gouvernement et accuse les partis de l’opposition d’hypocrisie : eux aussi ont eu recours à des financements illicites. Craxi subit diverses contestations en place publique et se soustrait aux procès en se réfugiant en Tunisie.

Les élections politiques de 1994 consacrent l’effondrement des démocrates-chrétiens et des socialistes, la défaite de la coalition de gauche et la victoire inattendue de  Silvio Berlusconi : c’est le début de la Deuxième République.

Voici, en grande synthèse, les faits de l’histoire. Mais ici on ne fait pas l’histoire, l’histoire laissons-la à l’histoire…

 

CRAXI – Oui, j’ai fait des erreurs, je l’admets tout de suite. J’ai fait des erreurs moi-aussi, comme tout le monde… pas de saints. En presque cinquante ans de vie politique, j’ai beaucoup de choses à me reprocher et je me reproche beaucoup de choses.

Les financements illicites, bien sûr. De ma part également, il y a eu un excès de désinvolture dans la collecte des fonds et dans la gestion de l’argent. Mais il est vrai que la politique avait des coûts exorbitants : il y avait les fonctionnaires du parti, les bureaux, les secrétaires, les journaux… il y avait les campagnes électorales de plus en plus onéreuses. Il y avait les congrès, les réunions, les manifestations. Il y avait beaucoup de gens dans le besoin ; beaucoup de sujets politiques, italiens mais pas seulement, qu’il fallait aussi soutenir financièrement…

Mais il faut dire que d’autres partis recevaient des financements, et plus que nous, même de l’étranger, même de puissances militaires hostiles à notre pays.

Personne n’ignorait la provenance de l’argent nécessaire à la politique, nous savions que même des profiteurs et des flibustiers nous en procuraient, mais la bataille politique faisait rage et devait être combattue coup pour coup, jour pour jour, il n’y avait pas le temps de se mettre trop à contrôler. On avait besoin d’argent et de beaucoup…

Du reste, j’ai déjà pris mes responsabilités dans ces célèbres discours au Parlement. Je l’avais dit : ou l’on résout le problème politiquement, vu que nous sommes tous co-responsables de l’immoralité, ou l’on ouvre la porte à la ruse, au chantage, à la décimation.

Depuis des temps immémoriaux, la politique se finançait de manière irrégulière, ce n’était certes pas moi qui avais inventé ce système. Depuis cinquante ans, tout le monde faisait semblant de ne pas savoir et, comme symbole de l’immoralité, c’est moi qui ai été choisi. Moi qui proposais de parler le langage de la vérité. Il est beau notre pays ! (Silence) Et laissons de côté l’accusation d’avoir mené une vie de nabab… vous devriez me croire sur parole et aujourd’hui ma parole ne jouit plus de beaucoup de crédit.

Et puis, il faut ajouter, en l’honneur de la vérité, que la majeure partie des entrepreneurs ne payait pas les pots-de-vin sous le chantage : les entrepreneurs finançaient la politique pour que la politique aide l’économie. Certes, il s’agissait d’un système injuste qui mettait hors du jeu celui qui ne voulait pas donner de financements, mais c’était un système dont beaucoup bénéficiaient et l’on voyait peu de cavaliers sans taches aux alentours.

Et bien, ce que je craignais dans ces discours au Parlement s’est ponctuellement avéré : certains hommes politiques ont subi la honte du lynchage, d’autres l’ont échappée belle ; certains partis ont été détruits, d’autres graciés ou même récompensés. (Silence) Moi, je proposais de changer la classe dirigeante de manière non traumatique. Au contraire, on a voulu à tout prix créer le vide politique exposant la démocratie au vent du danger. Pourquoi ? Quels intérêts cela servait-il ? Qui en a tiré profit ?

 

NARRATEUR – Ce système était inique, le pays dévasté. Mais pour combattre la corruption nous avons abandonné le sentier de la raison.

 

CRAXI – J’ai sûrement commis des erreurs dans le choix de mes compagnons de route : la classe dirigeante du parti ne s’est pas révélée à la hauteur de la situation. Malheureusement, quand je suis devenu secrétaire, les autres partis s’étaient déjà accaparés beaucoup de jeunes  et les plus doués. Mais c’est en cela-même que consiste l’art de la politique, dans le savoir obtenir le meilleur du peu qu’il y a. L’action politique est conditionnée par le contexte historique dans lequel elle agit et par les forces réelles présentes dans la société. Les hommes politiques de ma génération ont eu droit à des conditions très difficiles, avec des espaces de manœuvre restreints, dans ce qui n’était pas un pays normal. Il y avait beaucoup de pays étrangers qui interféraient dans notre vie politique : ladite guerre froide était en cours.

Le monde était divisé en deux blocs opposés et l’Italie – alliée des américains –  faisait face à l’Union soviétique et à sa dictature communiste. La tempête faisait rage et c’était un défi de taille de réussir à maintenir le navire à flot.

 

Craxi prend le verre et boit, puis il reste un instant pensif.

 

Quand cela est-il arrivé ? À quel moment la vie m’a-t-elle échappé des mains ? (Silence) C’est la politique qui m’a volé la vie. La politique est une fièvre qui fait rage et brûle tout le reste. Mais, j’étais orgueilleux de faire quelque chose pour mon pays : depuis ma plus tendre enfance, je sentais que c’était mon devoir, je ne saurais comment l’expliquer. (Silence) Je me souviens encore de la contrariété de mon père, de sa fermeté pour me dissuader…

 

Craxi pose le verre sur la petite table.

 

Comme tout le monde, je me suis fait l’illusion de détenir vraiment le pouvoir, d’en tenir fermement les rênes… mais il n’est pas facile de rester lucide sur les hauteurs du commandement.

Combien d’erreurs, combien de situations m’ont échappées des mains, combien d’omissions… (silence) mais la quantité de choses à faire chaque jour était énorme, éternelle et constante course contre le temps ; des dizaines de décisions à prendre… Et il fallait se documenter, écouter les opinions des experts, lire des dossiers [1]… En politique, commettre des erreurs est inévitable et pas nécessairement de mauvaise foi. Mais, je regardais l’Italie grandir, je voyais les succès internationaux de notre politique… et je me disais le navire avance, continuons…

Du reste, je pense aussi avoir cumulé quelque mérite.

J’ai réunifié et renforcé un petit parti litigieux et je l’ai transformé en une force de gouvernement solide. J’ai réussi à mettre le socialisme réformiste au centre de l’échiquier politique national.

En tant que président du Conseil des Ministres, j’ai garanti la gouvernabilité et j’ai interrompu la croissance de l’inflation. J’entends souvent comme un refrain que, sous ma présidence, les dépenses publiques étaient hors de contrôle. Mais personne n’explique que cet argent ne finissait pas entièrement dans les poches des voleurs : ces ressources servaient à favoriser le développement et à combler beaucoup d’inégalités sociales. (Silence) Mais certes, les comptes n’étaient pas justes, certes.

Au niveau international, j’ai soutenu activement divers dissidents dans leurs batailles pour renverser des tyrans fascistes et des tyrans communistes. J’ai été un allié fidèle mais non subalterne des américains…

Tout cela ne compte pour rien ? Mon cursus honorum est-il vraiment celui d’un bandit d’état ?

 

Craxi regarde autour de lui, pensif.

 

Ce qui brûle est la nostalgie de l’Italie. Ce pays que j’ai aimé, mais dont j’ai vu trop peu, ce pays dont je connais mieux les hôtels et les aéroports que les œuvres d’art ou les scénarios naturels… Voilà, quand descend le soir et qu’impérieuse m’assaille la nostalgie pour Milan, voilà…  (Brusquement) Ça suffit, je deviens pathétique !

 

Craxi éteint le dictaphone. Il boit en regardant autour de lui, pensif, puis il pose le verre sur la petite table et fait repartir l’enregistrement.

 

Ensuite, il y a le chapitre sur ladite société civile, celle qui, au nom de l’antipolitique, a favorisé notre anéantissement. Cette société civile qui préconisait le gouvernement des techniciens. Mais un gouvernement des technocrates, des experts, des présumés meilleurs, non légitimés par un électorat, n’est que l’arbitraire dans sa quintessence. Et pourtant, tous en chœur à répéter que la politique doit être gérée par les techniciens. Selon moi, la politique doit être gérée par les techniciens, elle doit être gérée par les ouvriers, elle doit être gérée par les agriculteurs, elle doit être gérée par les femmes, les jeunes, les entrepreneurs, les syndicalistes, les intellectuels…

Pendant des dizaines d’années, on s’était attendu à la solution de tous les maux grâce à la politique, on l’avait chargée d’espoirs messianiques : il était inévitable que tout se termine en déception rageuse.

Mais, comme on avait attendu irrationnellement de la politique la solution de tous les maux, encore plus irrationnellement on est passé à l’accuser de toutes les abominations. Moi qui ai regardé la politique dans les yeux, j’en ai senti la fétidité, mais aussi la noblesse. Je parle de la vraie politique, pas de la politique idéalisée ou fantastiquée. Le devoir de la politique dans une démocratie n’est pas de subvertir l’ordre courant, mais de construire à travers l’art de la médiation la synthèse la plus avancée possible des forces sociales sur le terrain. La politique ne vise pas, comme le soutiennent les réactionnaires, le moindre mal, mais le bien possible à un moment donné et dans une condition donnée.

Certes, la politique est aussi l’exercice du pouvoir. Mais quand le pouvoir réussit à atteindre une certaine finalité, alors il se rachète et, en quelque sorte, se rédime.

 

Craxi prend en main le dictaphone pour contrôler si la cassette se termine. Il interrompt l’enregistrement, extrait la cassette, la repose à côté des autres et la remplace par une nouvelle. Enfin, il remet en route le dictaphone.

 

Je revois mes chaussures sur les chemins poussiéreux de l’enfance, les promenades avec mon père Piazza del Duomo… Je revois les soirées avec mes amis à parler de politique et du futur qui était juste là devant nous… Je revois cette jeune fille qui venait me prendre en tram à la sortie du travail, son sourire qui s’ouvrait sur un monde tout à inventer… Je revois Milan…

 

Craxi semble se perdre dans les souvenirs.

 

Je divague. Venons-en plutôt à une question qui me tient à cœur, c’est-à-dire ai-je été ou non un socialiste.

Depuis mon entrée sur la scène politique nationale, j’ai été ressenti comme un corps étranger par les communistes et les extra-parlementaires de gauche. Adversaires acharnés de mon socialisme libéral, ils ont immédiatement commencé une campagne de diabolisation de mon image, de mes idées, de mon travail. Selon eux, je n’étais pas de gauche, Fidel Castro si. Même les Brigades rouges étaient des “ compagnons qui avaient tort”. Moi, par contre, non, je n’étais pas un des leurs : j’étais un faussaire, un traître, un vendu.

Avec la chute du mur de Berlin, la vérité historique est devenue évidente : nous, socialistes, avions raison. Pourtant, notre parti a été éliminé par voie judiciaire, lesdits post-communistes sont maintenant au pouvoir. On est ainsi arrivé au paradoxe tout à fait italien pour lequel, aujourd’hui, avoir été socialiste est plus infamant que d’avoir été communiste.

 

Craxi pose le dictaphone sur la petite table.

 

Certes, le taux de corruption du parti était vraiment élevé, beaucoup ont milité par intérêt, mais il y avait beaucoup de compagnons honnêtes qui ne méritaient pas tout cela ! On veut faire oublier que les acquis sociaux et le bien-être obtenus dans notre pays sont aussi le fruit de luttes de nombreuses compagnes et de nombreux compagnons socialistes !

Comment une classe dirigeante qui conquière le pouvoir en chevauchant l’antipolitique peut-elle être de gauche, je voudrais le comprendre. L’action de liquider toutes les entreprises de l’État, comment peut-elle être de gauche, je voudrais vraiment le savoir. Moi, je me suis toujours battu pour garantir le contrôle de la politique sur l’économie, aujourd’hui les pouvoirs forts sont très forts et la politique toujours plus faible…

J’ai toujours pensé qu’il était préférable de se salir les mains pour le peu de socialisme réalisable dans une  condition historique donnée que d’attendre au bar la révolution de demain. Malheureusement, même le socialisme semble sortir meurtri de ce siècle féroce qui se conclut, mais lorsque le socialisme a vraiment été réalisé, il s’est révélé la meilleure réponse aux contradictions de la société moderne.

 

NARRATEUR – Dans la nuit sans vent, des ombres entourent la maison : gardiens, chiens, gardes-du-corps… Des ombres dans la pièce, des ombres du passé…

 

CRAXI – Ce qui brûle est la trahison, la trahison des plus nombreux. À les écouter aujourd’hui, ils étaient tous mes opposants. Pourtant, cette maison était toujours pleine d’amis, d’adulateurs, de courtisans… Personne ne savait, personne ne voyait : le monstre c’est moi. (Silence) Du reste, on ne peut donner du courage à qui n’en a pas. (Silence) Peut-être que moi aussi à leur place, j’aurais fait pareil. Qui sait…

 

Craxi jette un coup d’œil à une note manuscrite sur la petite table.

 

Puisque nous sommes en thème de bilan, on ne peut pas ne pas constater que l’opération Mani pulite [2] s’est révélée être une fausse révolution. Les faits ont fini par me donner raison. Il s’agissait d’une fausse révolution parce qu’après avoir sacrifié sur les autels de la justice politique les têtes de certains, tout a continué plus ou moins comme avant, avec les mêmes vices nationaux, mais avec une plus grande hypocrisie. Avons-nous véritablement assisté ces dernières années à la réforme du pays ? Y a-t-il véritablement eu, ces dernières années de Deuxième République, la régénération morale promise ? Y a-t-il aujourd’hui véritablement plus de liberté, plus de méritocratie, plus de justice sociale ?

Le moment est venu de considérer l’opération Mani pulite pour ce qu’elle est : le péché originel de cette soi-disant Deuxième République, une blessure ouverte dans notre conscience nationale.

 

NARRATEUR – Aujourd’hui, nous savons que ces maux étaient les nôtres. Népotisme, affairisme, corruption sont nos maux nationaux, les maux de notre pays. Aujourd’hui, nous savons que le tollé justicier n’est pas le chemin le plus raisonnable pour vérifier les responsabilités pénales des individus. Aujourd’hui, nous savons qu’espérer est nécessaire, mais avec patience.

 

CRAXI – Et bien, je ne m’y attendais pas. Non, franchement, je ne m’y attendais pas. Le traitement qui m’a été réservé a vraiment été ignoble. Cela rend-il honneur à notre peuple de s’en être pris à quelques-uns ?! Vous avez fait de moi le symbole du mal, le bouc émissaire sur lequel déverser toute la haine sociale pour laver votre conscience et vous sentir régénérés.

À brûler, ce n’est certes pas la perte du pouvoir, le pouvoir est volatile par nature : ce qui brûle est la perte de la réputation. Tout ce que j’avais édifié a été enseveli d’un coup sous des tonnes de fange, de feuilles de journaux, d’ignominie… jusqu’aux pièces de monnaie[3] , à la honte de ce jour-là ! J’avais droit à la présomption d’innocence, même quelqu’un qui a eu tort a droit à un procès juste. Mais vous, vous aviez hâte de me condamner et, au lieu d’attendre les sentences des tribunaux, vous m’avez condamné à coups de pièces de monnaie. Mais moi, je n’accepte pas les jugements à coups de pièces de monnaie ! Je n’accepte pas les hurlements menaçants, la violence de rue, le lynchage public ! Un tel traitement crie vengeance devant le tribunal de l’histoire !

Combien de ces agités qui étaient venus me molester devant mon hôtel ont été arrêtés ? Combien ont subi un procès en règle ? Aucun. Le message était clair : si quelqu’un avait voulu me liquider, il s’en serait sorti. Et moi, j’aurais dû être jugé dans ce climat de violence orgiaque ? Pensez-vous en toute conscience que les conditions étaient réunies pour un procès serein ?

 

NARRATEUR – (pensif) Ces pièces de monnaie…

 

CRAXI – D’accord, si l’on veut, je l’ai cherché ! Ne pas me plier au vent de ladite révolution m’a été fatal. J’ai été le seul à opposer résistance et ils me l’ont fait payer : je m’en serais mieux sorti si je m’étais rendu. (Silence) Mais ce n’est pas ainsi que se comporte un homme !

 

NARRATEUR – Peut-on réduire une vie à ses erreurs ?

 

CRAXI – Voici ce que je tenais à témoigner. Certes, avec du recul, on comprend beaucoup de choses… mais, si je pouvais revenir en arrière, peut-être que je referais la même chose. J’aurais pu rester en Italie, chercher le martyre… mais ma liberté est ma vie !

Il me reste la désagréable sensation d’une vie inachevée… (silence) mais peut-être que je me trompe, peut-être que toutes les vies laissent en bouche ce goût amer. Peut-être que chaque vie, dans cette incomplétude, trouve sa propre synthèse qui est son destin.

 

Craxi regarde en direction de la fenêtre : l’aube commence à poindre.

 

C’est l’aube. Désormais, avec sérénité, je me confie au jugement de l’histoire, avec mon cumule de mérites et d’erreurs. J’espère que des temps meilleurs viendront bientôt pour notre pays et j’espère qu’un jour le drapeau du socialisme italien flottera à nouveau au vent.

(Avec de l’amertume mêlée à l’émotion) Et vive le socialisme, et vive l’Italie !

 

NARRATEUR – Bettino Craxi est mort à Hammamet le 19 janvier  2000. À l’histoire le dernier mot.

 

Fin.

 

 

Le testament de Bettino Craxi est puisé en partie de ses discours et réflexions, en partie de l’imagination.

Je remercie la Fondazione Bettino Craxi, Stefania Craxi, Bobo Craxi, Nicola Mansi, Paolo Pizzolante, Filippo Facci, la Fondazione Nevol Querci, Anna Querci, Bianca La Rocca, Alessio Trabacchini, Andrea Orazi, Marco Castelli, Stefano Benassi.

Un merci spécial, pour ses conseils, à Marco Travaglio.

Un livre en particulier m’a aidé à raisonner sur la chute de la Première République et sur l’affaire Craxi : « La guerra civile », une longue interview de Giovanni Fasanella au sénateur Giovanni Pellegrino, président de 1994 à 2001 de la Commission d’enquête parlementaire sur le terrorisme en Italie.

 

 

[1] Note du traducteur : en français dans le texte

[2] Note du traducteur : opération Mains propres

[3] Le 30 avril 1993, Craxi fut agressé à coup de pièces de monnaie et traité de voleur par un groupe de contestataires

 

 

 

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