LA BOUSSOLE

 

 

 

 

 

Infusion - marzo 2016

 

Traduzione in francese di Sara Nussberger

 

Dramma

 

Massimiliano Perrotta est un dramaturge, metteur en scène et auteur de documentaires. Il est né à Catane le 3 septembre 1974. Il a passé son enfance à Mineo, une petite ville sicilienne. Il s’est diplômé en lettres avec spécialité du spectacle à l’Université La Sapienza de Rome, ville où il vit depuis une vingtaine d’années.

 

Il est également directeur artistique du Teatro Mediterraneo depuis 2013.

 

Il est membre du conseil d’administration de la SIAD (Société Italienne des Auteurs Dramatiques), du conseil d’administration du SNAD (Syndicat National des Auteurs Dramatiques), et du comité rédactionnel de la revue de théâtre Ridotto.

 

Sa production dramaturgique a été représentée dans de prestigieux théâtres comme le Sala Umberto, Le Tordinona, Le Quarticciolo, le Vittoria, le Valle, l’Ambra Teatro alla Garbatella, le Teatro di Documenti, le Golden à Rome; Le CRT – Teatro dell’Arte et le Filodrammatici à Milan; Le Politeama Garibaldi à Palerme… Ses vidéo et documentaires ont été projetés dans de nombreux festivals, dans les universités, à la Cineteca Nazionale de Rome, au Centro Sperimentale di Cinematografia de Palerme, à la Fondazione Pistoletto de Biella, au sénat de la République à Rome, à l’Expo de Milan, au Centre Culturel Italien de Paris, à la Dar Bach Hamba de Tunis.

 

Infusion a aujourd’hui le plaisir de publier, acte par acte et en français, sa pièce La Boussole, reprise ces mois-ci en Italie après sa représentation récente en France en langue originale surtitrée.

 

 

Personnages

L’INCONNU

LA FEMME

LE MARI

 

 

Le drame a débuté à Rome le 8 juin 2012, mis en scène par l’auteur et interprété par Sasa Vulicevic, Emma Cardillo et Roberto Pensa.

 

La version courte, c’est-à-dire la première des trois parties, a débuté à Rome le 10 octobre 2012, mise en scène par l’auteur et interprétée par Alberto Mosca, Margherita Patti et Roberto Pensa.

 

 

  

ACTE 1

 

 

Un village du sud de l'Italie. La cuisine d'une maison modeste. Une grande table au centre de la pièce, trois chaises, dans un coin quelques cartons. Une femme d'âge moyen pétrit le pain, son mari, assis, joue avec une cigarette éteinte.

 

LE MARI - Non, rien… à mon avis c'est mieux comme ça. On ne pouvait pas continuer de cette façon…

LA FEMME - À quelle heure a-t-elle dit qu'elle passerait ?

LE MARI - Tard. Elle a dit tard.

LA FEMME - Et qu'est-ce que ça veut dire ?
LE MARI - Ça veut dire tard.

 

Silence.

 

LA FEMME - Et quelle heure est-il ?
LE MARI - Tôt.

LA FEMME - À ton avis, elle viendra…

LE MARI - Ma boussole dit que oui… tu sais bien que j'ai une bonne intuition.

LA FEMME - Tu as bien de la chance de la comprendre - un petit peu…

LE MARI - Dans le temps ! Maintenant je m'oriente moins. (La femme fait une grimace de dégoût) Elle fait des choses étranges, oui madame, mais c'est quelqu'un de bien

LA FEMME - Encore heureux !

LE MARI - Nous devons nous y habituer…
LA FEMME - Et habituons-nous.

 

L'homme se lève et se dirige vers les cartons.

 

LA FEMME - Tu y as tout mis ?

LE MARI - Tout, tout.

LA FEMME - Le petit châle de ma mère, tu l'as mis ?
LE MARI - Je l'ai mis.

LA FEMME – L'éventail de soie, tu l'as mis ?

LE MARI - Je l'ai mis.

LA FEMME – Le petit chapeau de tulle, tu l'as mis ?
LE MARI - Et lequel c'est, ce petit chapeau de tulle ?

LA FEMME - Le rose avec tous les fils qui…

LE MARI - Je l'ai mis.

LA FEMME - Les chaussons de danse, tu les as mis ?

LE MARI - Tout, j'ai tout mis ! Tout tout. Si nous avons oublié quelque chose, demain elle passera à nouveau…

LA FEMME - Elle ne passera pas.

LE MARI - Si elle veut passer, elle passe…

LA FEMME - Pendant quelques temps elle ne passera pas, elle voudra faire la maligne…

LE MARI - Et après ça lui passera.

LA FEMME - Après.

LE MARI - Après ça lui passera. Elle viendra manger chez nous, de temps en temps… elle commencera à te demander des raccommodages… Elle sentira que sa chambrette lui manque… Tout rentrera dans l'ordre. Ces coups de tête, je les connais. Du reste, elle a grandi, oh, nous devons nous résigner ! Tôt ou tard, ça devait arriver… C'est arrivé.

LA FEMME - C'est sûr.

LE MARI - Les choses arrivent… (On frappe à la porte) La voilà!

LA FEMME – (perplexe) Elle l'a la clé…

 

L'homme se dirige vers la porte sortant de scène, la femme continue à pétrir le pain.

 

L'INCONNU - (hors-scène) Bonsoir, monsieur, si vous permettez…

LE MARI - (hors-scène) À qui ai-je l'honneur ?

L'INCONNU - (hors-scène) Vous n'avez pas souvenir de moi. Si vous permettez…

LE MARI - (hors-scène) En quoi pouvons-nous vous aider ?

L'INCONNU - (hors-scène) Si vous permettez, je voudrais m'abriter de cette tempête…

LE MARI - (hors-scène) Oui, certainement, je vous en prie, entrez donc.

L'INCONNU - (hors-scène) J'ai enfin réussi : je viens de loin…

LE MARI - (hors-scène) Entrez, installez-vous !

 

Le bruit de la porte qui se ferme et celui des pas des deux hommes qui avancent vers la cuisine. Le mari entre en scène suivi de l'inconnu, un homme d'une quarantaine d'années qui porte un imperméable trempé par la pluie.

 

LE MARI - (à sa femme) Il y a un monsieur… (à l'inconnu) vous n’êtes pas d'ici, il me semble, non ?

L'INCONNU - Bonsoir, madame !

LA FEMME - Bonsoir.

L'INCONNU - Excusez-moi si je profite de votre gentillesse, mais dehors il fait un temps… (Observant les gestes savants de la femme) Tous mes compliments : il y a encore quelqu'un qui fait par soi-même… (La femme se tait) Si vous permettez je m’assiérais bien…

LE MARI – (indiquant une chaise) Oui, oui…

L'INCONNU – (en s’asseyant) Je m’assieds.


La femme regarde l'inconnu avec des yeux perplexes, puis, avec des yeux interrogateurs, regarde son mari. L'inconnu à l'air mystérieux se tait, sans se soucier de leur curiosité.

 

L'INCONNU - Je sais que vous vous le demandez. Je sais que vous voudriez savoir qui je suis. Je vous le dirai, vous en avez parfaitement le droit. (Au mari) Vous avez une idée ?

LE MARI – Je ne crois pas.

L'INCONNU - Pensez-y bien – soigneusement.

LE MARI - Peut-être… peut-être que vous êtes un ami de ma fille…

L'INCONNU - Exact, vous voyez que vous vous souvenez de moi ?!

LE MARI - À vrai dire, j'ai dit ça comme ça…

LA FEMME – Et qu'est-ce que vous avez à voir avec Carolina ?

L'INCONNU - Madame, ne soyez pas si méfiante : Carolina est une personne comme il faut…

LE MARI - Vous pouvez le dire haut et fort !

L'INCONNU - Et moi, je suis quelqu'un de bien. (À la femme) Ou vous n’êtes pas convaincue ?

LA FEMME – (glaciale) Pour l'amour du ciel.

LE MARI - Et quand l'avez vous vue pour la dernière fois ?

L'INCONNU – Et bien, c'est une période…

LE MARI - À qui le dites-vous : cette maison est sens dessus dessous ! Mais n'y prêtez pas attention, c'est une jeune fille judicieuse…

L'INCONNU - Je n'en doute pas. (Silence) Donc, avec vous aussi ces derniers temps…

LE MARI - N'en parlons pas ! En tout cas, elle avait dit qu'elle serait passée ce soir… quand j'ai ouvert la porte, je pensais que c'était elle.

L'INCONNU - Bien, alors nous l'attendrons. À moi-aussi, elle avait dit ça.

LA FEMME – (méfiante) Quoi ?
L'INCONNU - De l'attendre ici, qu'elle serait passée.

LE MARI – (réconforté) Et alors ça veut dire qu'elle passera.

L'INCONNU - Je le pense aussi. Si vous permettez, j’enlèverais mon pardessus…

LA FEMME – (cinglante) Si vous insistez…

LE MARI – (conciliant) Bien sûr, bien sûr…

 

L'homme enlève son pardessus et le pose sur le dossier de la chaise.

 

LA FEMME - Et qu'est-ce que vous avez en commun vous et ma fille ?

L'INCONNU - Nous sommes amis, madame.

LA FEMME – (allusive) Amis ?

L'INCONNU - Amis.

LA FEMME - Votre barbe est grise…

L'INCONNU - Et alors ?

LA FEMME - Carolina est encore une adolescente.

L'INCONNU - Mais bien sûr, madame, bien sûr ! Maintenant je comprends votre méfiance : ne pensez pas à mal, soyez tranquille, entre Carolina et moi il n'y a pas d'équivoques…

LA FEMME - Et alors qu'est-ce que vous avez en commun ?

L'INCONNU - Nous parlons, madame. Du haut de mon expérience, je lui donne quelques conseils, quelques indications…

 

Un grand coup de tonnerre et la lumière s'en va : obscurité totale.

 

LE MARI – Sainte Lucie !

L'INCONNU - Le temps ce soir ne donne pas de répits.
LA FEMME –
(au mari) Prends la bougie dans le buffet.


On entend les pas du mari qui sort de scène, puis son exploration au milieu des assiettes et des verres à la recherche de la bougie.

 

LA FEMME – (au mari) Tu y es ?

LE MARI – (hors-scène) Oui, oui.
L'INCONNU - Heureusement que vous m'avez accueilli. Avec tout le chemin que j'ai sur les épaules…

 

Un coup de tonnerre assourdissant, puis des bruits de vaisselle.

 

LA FEMME – (au mari, inquiète) Tu y es ?
LE MARI –
(hors-scène) Peut-être.

LA FEMME – (à l'inconnu) Et où l'auriez-vous connue Carolina ?

L'INCONNU - Dans quel sens ?

LA FEMME – Où dans le sens de où.

L'INCONNU – (hésitant) Dans la rue… Dans une rue de ce village…

LE MARI - (hors-scène) Mais tu es sure que tu l'as mise dans le buffet ?

LA FEMME - Elle doit y être !
L'INCONNU - Si elle doit y être, elle y est !

 

Après quelques instants, la lumière revient.

 

LE MARI - (hors-scène) Ah, voilà, heureusement !

L'INCONNU - C'est agréable ici. C'est le bon endroit pour attendre

 

Le mari revient sur scène. La femme le fusille du regard, avec un signe de tête qui indique l'inconnu et enfin reprend à pétrir le pain.

 

LE MARI – (à l'inconnu) Là-dessus, je ne sais pas si elle passera encore… c'est peut-être mieux si vous revenez demain…

L'INCONNU - Non, monsieur, je dois lui parler de toute urgence !

LE MARI - Pourquoi n'essayez-vous pas de lui téléphoner ?
L'INCONNU - Alors vous ne la connaissez pas votre fille…

LA FEMME – (en le regardant avec des yeux inquisiteurs) Et vous ? Vous la connaissez ?

 

L'inconnu se tait.

 

LE MARI – (conciliant) Ce que vous devez lui dire… dites-le moi et je… je… vous avez ma parole que je lui transmettrai…

 

L'inconnu se tait, le mari et sa femme s'échangent des regards inquiets.

 

LA FEMME - Monsieur, on peut savoir ce que vous cherchez ?!

L'INCONNU – (séraphique) Si je le savais, madame, si je le savais ! (Silence) Attendons encore un petit peu…

 

Obscurité.

 

 

 

ACTE 2

 

 

Le mari est assis près de la table où sont posés trois verres vides et une carafe pleine d'eau. Il essaie de contacter Carolina avec son téléphone portable, mais l'utilise avec une évidente difficulté.

 

LE MARI - Et quelle barbe ! Ah, voilà, voilà… Voilà, j'ai l'impression que ça fonctionne… (Silence) A… (silence) a (silence) allô, Carolina? Caro (silence) hmm, on ne comprend rien. (Recomposant le numéro) Qu'est-ce que je peux y faire, moi avec la technologie, je ne sympathise pas… Allô… allô… allô… allô… Salut Carolina, c'est papa (Silence) Mais qui êtes-vous ?! (Silence) Moi ?! Moi, je suis le papa de Carolina (Silence) Et alors excusez-moi (Silence) Il est tard ?! Je le sais qu'il est tard, à qui le dites-vous ?! (Silence) Non, le discours serait trop long (Silence) Oui, oui (Silence) Bon, vous me le direz la prochaine fois : bon (silence) bonne (silence) bonne nuit ! (Silence) Oui ! (Il raccroche) Ma parole quel bagout !


L'inconnu entre en scène en se frottant les mains.

 

L'INCONNU – Des nouvelles ?

LE MARI - Rien de rien. Et puis, avec ces portables, je ne suis pas à l'aise

L'INCONNU - Ne m'en parlez pas.

LE MARI - Ah oui ?

'INCONNU - Je ne sympathise pas.

LE MARI - Et alors, ça veut dire que nous avons une chose en commun.

L'INCONNU - Plus d'une chose, croyez-moi.

LE MARI – (débonnaire) Si vous le dites

 

L'inconnu s'assied à côté de l'homme.

 

L'INCONNU – (indiquant le portable) Si vous voulez, je peux vous aider.

LE MARI – (en le lui tendant) Vous me rendriez un grand service. Je me trompe toujours avec tous ces boutons… Je l'avais dit à ma femme de garder aussi le fixe, mais il n'y a pas eu moyen. Et puis, même Carolina insistait… D'ailleurs, au jour d'aujourd'hui une facture en moins ça nous arrange

L'INCONNU – (appuyant sur des touches au hasard) Alors, voyons un peu Voyons voyons voyons

 

L'inconnu, peut-être intentionnellement, fait tomber le téléphone portable par terre. En le ramassant, il constate qu'il ne fonctionne plus.

 

L'INCONNU – Oh, je suis désolé, je vous l'ai abîmé ! Je regrette sincèrement : demain matin il sera réparé, vous avez ma parole.

LE MARI - Quand c'est pas la soirée, c'est pas la soirée allons-donc (Silence) Vous, vous n'utilisez pas de portable ?

L'INCONNU - Le stricte nécessaire. Je ne l'emporte même pas avec moi.

LE MARI - Et alors il n'y a plus moyen de savoir si elle viendra

L'INCONNU – (en le fixant) Elle viendra !

LE MARI - Ma boussole aussi le disait, mais à cette heure-ci

L'INCONNU - Vous avez une boussole ?

LE MARI - Non, façon de parler… Avec ma femme, nous disons toujours que j'ai une boussole parce que j'arrive un peu à deviner les manœuvres de Carolina

L'INCONNU - Moi-aussi j'ai une boussole. Ou à vrai dire je l'avais. (Silence) Quand j'étais petit, j'en avais trouvé une en fouillant dans une vieille malle… Vous voyez ces vieilles malles poussiéreuses qui se trouvent d'habitude dans les greniers ?

LE MARI – On en a une.

L'INCONNU – Mais cette maison n'a pas de grenier

LE MARI – En effet, nous l'avons mise dans le garage.

L'INCONNU – Ah, voilà! Dans chaque maison, il y a toujours une malle… La nôtre était en fer forgé et avait de curieux fermoirs : mon obsession était de réussir à la forcer pour découvrir les secrets qu'elle contenait… Enfin, une nuit de février, j'ai réussi à comprendre le mécanisme…

LE MARI – De nuit, tout seul dans le grenier ?

L'INCONNU – Exact.

LE MARI – À cet âge-là, quelle frayeur !

L'INCONNU – Pas du tout. (Silence) J'étais tellement concentré que pour moi le temps n'existait pas, j'étais complètement pris par ma mission… Quand enfin j'ai réussi mon entreprise, le coq commençait à chanter…

 

Le mari pend aux lèvres de l'inconnu, qui cependant se tait.

 

LE MARI – Et donc ?

L'INCONNU – Puis-je avoir un verre d'eau ?

LE MARI – Tout de suit.

 

Le mari remplit un verre et le lui tend, l'inconnu le boit lentement.

 

L'INCONNU – Ce que j'ai trouvé dans la malle, je ne peux le dire, mais mon imagination a tout de suite été captivée par une boussole noire posée dans un coin… Je me souviens encore de mon émotion en la prenant dans la main. En l'ouvrant, j'ai vu que l'aiguille fonctionnait…
LE MARI – Normal, c'était une boussole !
L'INCONNU – Nous étions devenus inséparables, elle était devenue ma boussole : je la prenais toujours avec moi et ça a duré pendant des années et des années…

 

L'incnnu boit doucement.

 

LE MARI – Et qu'est-elle devenue ensuite ?

L'INCONNU – Nos vies sont pleines de mystères… (Silence) Je ne saurais pas vous dire où elle se trouve maintenant. 

LE MARI – C'est toujours comme ça : plus on s’entête et plus les choses restent là où elles se sont cachées…

L'INCONNU – Je vois que vous me comprenez.

LE MARI – Ne m'en parlez pas. Dans cette maison, on dirait qu'il y a des esprits qui engloutissent les choses que l'on laisse traîner… (silence) Je le dis souvent à ma femme : « Laisse tomber ça vaut mieux : les esprits sont capricieux… ils font comme ils veulent… et amen ! ».

 

La femme entre, elle a en main un torchon avec lequel elle s'essuie les mains pleines de farine.

 

LA FEMME – (au mari) Comment ça s'est terminé, elle a répondu ?

LE MARI – Rien… en plus le téléphone est cassé.

LA FEMME - Bravo Giufà !

L'INCONNU - À vrai dire, c'est ma faute, madame. J'ai fait une mauvaise manœuvre… Mais demain matin, je trouverai une solution. (Silence) Comment va votre pain ?

LA FEMME - Bien, merci, ne vous inquiétez-pas.

 

La femme s'assied.

 

L'INCONNU - Combien de temps de cuisson avez-vous prévu ?

LA FEMME - Ça dépend. Ce n'est pas moi qui décide le temps de cuisson : quand le pain est prêt, c'est l’œil qui me le dit.

LE MARI - Ah, elle a un œil magnifique ! Elle ne rate jamais un pain.

LA FEMME - Exact. (Regardant l'inconnu avec intention) Et ôtez-moi une curiosité, s'il m'est consenti de demander : que faites-vous ?

L'INCONNU - Beaucoup de choses.

LA FEMME - Dites-en une.

L'INCONNU - Vous voulez dire en général ?

LA FEMME - Je veux dire comme métier.

L'INCONNU – (hésitant) Et bien, des métiers, j'en fait plusieurs… Peut-être pourrai-je résumer en disant que je voyage pour le compte d'autrui

LE MARI - Ah, vous êtes représentant de commerce !


La femme fusille son mari du regard.

 

L'INCONNU – Tout à fait.

LA FEMME - Ça en fait un. Et les autres métiers ?

L'INCONNU - Quand je voyage, il m'arrive de remplir plusieurs fonctions

LE MARI - Bien sûr, puisque le voyage est fait… quitte à faire une chose, autant en faire deux… Ça doit être bien comme métier ! Ça m'aurait plu vous savez ? (Silence) Donc, ça doit vous arriver que quelqu'un ait besoin d'une faveur et vous

L'INCONNU - J'aime aider les gens.

LE MARI - Bravo ! Vous faites très bien ! Parce que ce que quelqu'un donne, en réalité, il ne le donne pas, il le donne pour ainsi dire ce que quelqu'un donne, ensuite, en réalité, il l'a sur son livret d'épargne de la vie et, à la première occasion, il peut donner à

LA FEMME - Donc vous voyagez. Moi-aussi j'aimerais bien. (Silence) Mais vous passez souvent dans le coin

L'INCONNU - Effectivement oui… depuis quelques temps.

LE MARI – Eh, la vie est imprévisible !

 

L'inconnu et la femme se fixent longtemps, puis la femme se lève.

 

LA FEMME - Je vais voir le pain. (À l'inconnu) Vous restez ?

L'INCONNU - Je suis sûr de ce que je fais, Carolina viendra.

 

La femme sort.

 

LE MARI - Mais si, mais si, il n'est même pas minuit attendons. D'ailleurs, je vais sortir la bouteille d'eau-de-vie et nous allons nous boire un petit verre, vous et moi, bien tranquilles (Il se lève et sort de scène) Comme ça vous allez me raconter une de vos aventures, une belle histoire… Je suis curieux, vous savez ? (On entend des bruits de verres) Vous souhaitez grignoter quelque chose ?

L'INCONNU - Volontiers. L'attente pourrait être longue

 

L'horloge sonne les douze coups de minuit.

Obscurité.

 

 

 

ACTE 3

 

 

Sur la table sont posés trois verres vides et une carafe à moitié pleine d'eau.

L'inconnu aide la maîtresse de maison à plier des draps. Ils se trouvent l'un en face de l'autre et, de temps en temps, ils s'échangent des regards pleins d'intentions. C'est la femme qui indique à l'homme les gestes à accomplir.

 

L'INCONNU - (indiquant) Non, madame, de ce cô

LA FEMME – (irritée) Écoutez, si vous permettez, ces choses-là je sais les faire avec précision !

 

Les deux se font face en restant immobiles.

 

L'INCONNU – (poliment ironique) Je permets, je permets

LA FEMME - Maintenant vous allez m'écouter : nous sommes peut-être pauvre mais nous ne sommes pas stupides, nous comprenons les choses (silence) Nous les comprenons même trop bien…

L'INCONNU - Je n'en doute pas.

LA FEMME - Et moi, les types comme vous… je les encadre tout de suite…

L'INCONNU - à quoi faites-vous allusion ?
LA FEMME - Précisément, je n'ai pas compris où vous voulez en venir, mais j'aimerais beaucoup le savoir

L'INCONNU - Je viens en paix, madame! Je ne sais pas quelle idée vous vous êtes faite de moi, mais je vous assure que cela se révélera inexact.

LA FEMME - Vous parlez correctement, ça oui vous avez une veste raffinée mais, ce que vous venez chercher chez nous, vous ne le dites pas

L'INCONNU - Madame, vous êtes une femme et vous pouvez bien me comprendre : Carolina

LA FEMME - Carolina ?

L'INCONNU – (pesant les mots) Carolina est une jeune-fille sensible

LA FEMME – Et donc ?

L'INCONNU - Avec moi, elle se confie, elle me dit

  

Un coup de tonnerre fracassant et la lumière s'en va : obscurité totale.

 

L'INCONNU - Soyez tranquille, je reste immobile.

 

Après quelques instant, la lumière revient : l'homme tient encore le drap dans la main, la femme non.

 

LA FEMME - Heureusement !

 

La femme se dirige vers la table.

 

L'INCONNU - Puis-je avoir un verre d'eau ?

LA FEMME – (conciliante) Venez ici, asseyez-vous.

L'INCONNU - Trop aimable.

 

La femme verse de l'eau dans deux verres, puis s'assied. L'inconnu finit seul de plier le drap, le pose sur la chaise où sont empilés les autres de manière ordonnée et va s'asseoir près de la femme. Ils boivent.

 

LA FEMME - Maintenant, je vais vous dire (Silence) Avec vous je peux parler, vous avez fait des études… (Silence) Vous avez vu comment est mon mari : une bonne pâte, lui c'est le travail et la maison, mais certaines tournures de discussions, il ne les comprend tout simplement pas - ou cela ne l’intéresse pas de les comprendre… Je me le suis pris et je me le garde… (Silence) Et ne croyez pas que ce soit facile de ne pouvoir adresser la parole à personne, certains soirs… une vraie parole, je veux dire… (Silence) En tout cas, comme père, il a fait ce qu'il avait à faire… (Silence) Même plus que moi, pour être juste (Tournant la main de manière expressive) Mais Carolina a un de ces caractères (Silence) Vous me direz que c'est l'âge, qu'elles sont toutes comme ça (silence) que c'est de notre faute si…

L'INCONNU - Pour l'amour du ciel, je ne me permettrais pas

LA FEMME - Non, non, laissez-moi parler. (Silence) Nous avons nos culpabilités, oui monsieur, nous avons nos limites (Silence) Que voulez-vous, nous ne sommes peut-être pas en avance sur notre temps, nous sommes à l'antique… (Silence) Mais pas tant que ça, vous savez ?! (Silence) Quand elle voulait sortir, nous la laissions sortir quand il fallait fermer un œil, nous le fermions Et même les deux, parfois (Silence) Pourtant elle me hait !

L'INCONNU - Mais non, madame

LA FEMME – (avec amertume) Elle me hait !

L'INCONNU - Je vous assure que vous vous trompez

LA FEMME - Avec votre assurance me v'là bien ! (Silence) Elle a changé tout à coup

 

La femme pleure.

 

L'INCONNU – (doucement) Madame, allons ! (Silence) C'est juste que vous devez parler d'avantage

LA FEMME – Oui, oui

L'INCONNU - Avec votre mari aussi vous devez parler d'avantage

LA FEMME - Vous croyez que c'est facile

 

On frappe violemment à la porte.

 

LA FEMME – (indiquant les larmes) Allez-y.

 

L'inconnu se dirige vers la porte sortant de scène, la femme s'essuie les yeux avec un mouchoir.

 

L'INCONNU - (hors-scène) Ah, de retour !

LE MARI - (hors-scène) J'avais oublié la clé.

 

Le bruit de la porte que l'on ferme et celui des pas des deux hommes qui avancent vers la cuisine.

 

LE MARI - (hors-scène) Quelle nuit, Quelle nuit, Quelle nuit !

 

L'inconnu rentre et retourne s'asseoir. Voilà le mari avec une veste trempée par la pluie. Il s'aperçoit tout de suite du trouble de sa femme.

 

LE MARI – (inquiet) Qu'est-ce qui est arrivé ?

LA FEMME – Rien.

LE MARI – (après avoir regardé d'abord l'inconnu, puis sa femme) Comment ça rien ?!

LA FEMME - Rien.

L'INCONNU - Madame a été émue en me parlant de Carolina.

LE MARI – (haussant la voix) Avec moi, madame ne s'émeut pas ! (Silence) Avec moi, elle ne veut pas en parler de Carolina (Silence) Hmm, qu'est-ce que ça veut dire

LA FEMME - C'est passé. 

LE MARI – (hurlant presque) Ah, c'est moi qui vais te le faire passer !

 

Silence.

 

LA FEMME - Qu'est-ce qu'elle t'a dit ?

LE MARI - La cabine était cassée. Trouver un téléphone publique qui fonctionne désormais c'est comme avoir les numéros gagnants au loto

L'INCONNU - Je vous l'avais dit que c'était inutile… il n'y a qu'à attendre.

LE MARI - Écoutez, sans vouloir être impoli, vous en avez déjà assez dit (Indiquant sa montre) Vous avez vu l'heure ?! Je pense que cette discussion avec Carolina, vous pourrez bien la faire demain

L'INCONNU - La discussion doit avoir lieu en votre présence

LE MARI - Et alors - en notre présence - la discussion nous la feront demain : le matin, l'après-midi, demain soir trouvez un horaire décent et nous sommes à votre disposition

L'INCONNU - Je suis désolé de vous avoir fait perdre la patience

LA FEMME – (au mari, indiquant) Assieds-toi ici (À l'inconnu) Asseyez-vous, vous aussi…

 

Le mari enlève sa veste, les deux hommes s'asseyent.

 

LA FEMME – (au mari) Ce monsieur n'a rien à voir avec ça, c'est moi qui ai voulu me confier… (Silence) Ça m'a pris comme ça.

L'INCONNU – (au mari) Soyez compréhensif

 

Le mari semble presque avoir honte d'avoir perdu le contrôle. Il se tait embarrassé.

 

LA FEMME - Allez, je vais chercher le pain et nous le mangerons bien chaud

L'INCONNU - Puisque nous devons attendre, j'abuserai de votre gentillesse

 

La femme se lève et sort de scène, les deux hommes se taisent.

 

LE MARI - Vous aviez raison, jamais vu un temps pareil

L'INCONNU - Heureusement que nous sommes ici !

 

La femme entre en scène avec un très beau pain dans les mains et le pose sur la table.

 

LA FEMME – (à l'inconnu) Vous le voulez assaisonné avec de l'huile d'olive, ou vous préférez le goûter simple ?

L'INCONNU - Simple c'est bon.

LE MARI - Nous aussi nous l'aimons simple.

LA FEMME - Quelle étourdie ! Je vais chercher le couteau

L'INCONNU - Non, madame, ne bougez pas !

 

L'inconnu se lève et extrait de la poche de sa veste un couteau à cran d’arrêt, le mari et la femme le regardent effrayés.

 

L'INCONNU – (à la femme, indiquant le pain) Si vous permettez

 

La femme acquiesce. L'inconnu ouvre le couteau, prend en main le pain et avec des gestes savants et très lents, il commence à le couper en tranches, en fixant intensément d'abord l'homme puis la femme.

 

L'INCONNU – (tendant une tranche au mari) S'il vous plaît.

 

L'inconnu coupe une seconde tranche et la tend à la femme.

 

L'INCONNU – S'il vous plaît.

LA FEMME - Merci.

 

L'inconnu coupe une troisième tranche, pose le pain sur la table, s'assied. Il sent sa tranche et, avec un signe de la tête, exprime son appréciation. Les trois commencent à manger.

Obscurité.

 

 

 

scritti

 

prima pagina