LE SITE DE L'UTOPIE 

 

 

 

 

 

Trapèze - ottobre 2011

 

Prima parte dello scritto "Lo spazio dell'utopia"

 

Traduzione in francese di Sara Nussberger

 

Que reste-t-il du rêve de Marco Ferreri ?

 

 

A Paris pour l’exposition-installation Voyage(s) en utopie [1]. Il s’agit d’une grande œuvre multimédia de Jean-Luc Godard dans laquelle des scènes de ses films sont accompagnées de séquences vidéos réalisées pour l’occasion. Des espaces mis en scène par le maître entrent en rapport dialectique avec des fragments écrits répandus un peu partout … Je suis avec Sara, ma compagne. Par chance, elle est française et avec un français pointu elle essaie de déchiffrer les doubles et triples sens que chaque phrase condense. Je sors du Centre Pompidou troublé : je suis sûr de ne pas avoir tout compris et je suis sûr de ne pas avoir bien compris. D’ailleurs, c’est ce qui m’arrive toujours devant les œuvres de Godard. Mais comme ils sont salutaires les défis qu’il lance à l’intelligence, comme ils sont stimulants ses flux d’images et de mots qui peut-être ne veulent pas tant être compris que vécus comme expérience. Et quelle bouffée d’oxygène sa guerre aux simplismes, aux histoires racontées comme si nous étions des enfants bêtes.

 

 

Je vais ensuite aux Halles où Marco Ferreri tourna en 1973 son film Touche pas à la femme blanche !. Alors que le quartier était éventré par les bulldozers pour faire place à un centre commercial souterrain, Ferreri utilisa ce gros trou dans le cœur de Paris pour y situer l’histoire du général Custer vaincu par les indiens. Le film décrit l’hypothèse d’un temps et d’un espace synthétiques dans lesquels se précipitent des époques et des lieux divers : passé et présent cohabitent dans la même image, nous sommes dans le Lointain West mais aussi dans une métropole occidentale moderne. Le réalisateur visualise simultanément la trame et son signifié métaphorique : l’époque de Custer et celle de Nixon lui semblent contemporaines parce que leurs idéologies sont identiques. Même en 1973, il y a des indiens inermes et des soldats du 7ème régiment de cavalerie prêts à frapper : les acteurs changent mais le scénario reste le même.

 

 

Touche pas à la femme blanche ! est une sorte de manifeste poétique du cinéma anarchique de Ferreri. Mais son anarchie n’est pas une rébellion générique contre le pouvoir constitué ou une issue de secours commode pour éviter de faire ses comptes avec les choses comme elles sont. L’anarchie de Ferreri est un authentique sentiment du réel : son regard voilé de méfiance est celui de quelqu’un qui soupçonne toujours être en train de subir. Anarchique est aussi sa dimension esthétique : le metteur en scène déstructure le langage filmique au nom d’un cinéma toujours à inventer, à chaque fois.

 

 

Touche pas à la femme blanche ! représente un moment clé du parcours ferrerien parce qu’il ouvre à une vision du monde moins négative. Le metteur en scène milanais se rend compte à temps qu’il faut tourner la page, donc, risquant l’incompréhension, de saboteur il passe à prophète et dans les films successifs il essaie d’aller au-delà du XXe siècle. Ferreri est convaincu que la catastrophe définitive, celle qu’il craint et qu’en même temps il espère dans des films comme La grande bouffe, est déjà survenue : « Non avec un bang, mais par un gémissement » comme avait prédit Thomas Stearns Eliot. Un stade de la civilisation occidentale lui semble désormais conclu : le moment est venu de se retrousser les manches, d’essayer d’édifier du neuf. Il n’a pas peur des « barbares » contemporains, il ne fait pas parti de ceux qui redoutent la remise en question des vieilles valeurs. « J’ai entendu des cris de fureur / de générations, sans plus de passé, de néo-primitifs » chante alarmé Franco Battiato avec la collaboration littéraire du philosophe Manlio Sgalambro. Plus que l’incertitude du futur, ce sont les certitudes du passé qui font peur à Ferreri : « La vieille culture était le travail de dix-huit heures, les enfants qui travaillaient à six ans ... qu’était-elle d’autre ? La vieille culture couvrait vraiment une situation de désespoir absolu ».

 

 

Je vais aujourd’hui aux Halles pour voir ce qu’il en est de ce trou et pour m’interroger sur ce qu’il reste de l’utopie que Ferreri y projeta. Je trouve des bancs, des petites allées où se promener tranquillement et même une belle sculpture moderniste. Les espaces commerciaux souterrains ne sont pas mal, peut-être un peu claustrophobiques. De l’utopie de Ferreri - sur laquelle Maurizio Grande écrivit d’illuminantes pages exégétiques - ici aucune trace.

 

 

Marco Ferreri conclut sa carrière avec le nostalgique Nitrato d’argento (Nitrate d’argent) dédié aux salles d’autrefois. A qui comme moi a découvert le cinéma devant l’écran de télévision, le mythe de la salle reste plutôt étranger : le cinéma n’est pas un lieu ou une bobine de pellicule qui défile mais - selon les magnifiques paroles de Ferreri - l’infini à portée de regard.

 

 

 

[1] Voyage(s) en utopie, Jean-Luc Godard 1946-2006, Centre Pompidou, Paris, 11 mai - 14 août 2006.

 

 

 

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